Société : les jeunes ne se projettent plus
Les lycéens ont l’avenir devant eux… Et pourtant, ils n’y croient plus toujours. Dans une société anxiogène, où l’école n’est plus sécurisante, les médias pourvoyeurs de peur, et la famille de pression, ils sont de plus en plus nombreux à se réfugier dans le moment présent. Mais dans ces conditions, difficile d’imaginer un futur.
A quoi rêvent nos jeunes ? « C’est difficile aujourd’hui d’obtenir le métier de nos rêves. Il faut soit être bardé de diplômes, soit avoir des contacts. J’ai essayé de travailler pour des diplômes, mais c’est long et fastidieux, je ne vois pas clairement où je vais. Donc, maintenant, je laisse venir. J’attraperai bien une opportunité quand elle se présentera. » Nombreux sont les lycéens à partager la vision du futur de Kelly, élève de 1ère au lycée général Marie-Curie, à Strasbourg. Pourtant, juste avant le bac et les études qui les attendent, on les imagine avec un avenir radieux s’ouvrant devant eux, et le choix pour seul embarras. 90 % des 15-17 ans sont scolarisés au lycée, selon le ministère de la Santé et des Sports. Il n’est donc pas abusif de le considérer comme dernier repère clair dans une société en mutation, dont les institutions ne favorisent pas une projection positive des jeunes dans l’avenir. Le lycée reste un espace de stabilité, où les élèves sont amenés à s’interroger sur leur avenir et à faire des choix d’orientation. Mais la réalité n’est pas si simple. Les lycéens sont tentés de critiquer les aides qu’on leur apporte en terme d’orientation : Théo, en Terminale au lycée de Sèvres, constate que « rien n’est réellement fait pour nous orienter », tandis que Leila, lycéenne en banlieue parisienne, s’emporte « J’ai été très mal orientée, j’ai fait les mauvais choix, et maintenant, je me débrouille. Ne me demandez plus de faire confiance à une conseillère d’orientation ! ». Ils ne sont toutefois pas les seuls à constater des carences. Michel Jermann, proviseur au Gymnase, lycée privé strasbourgeois, est l’un de ceux-là : « Actuellement, les jeunes sont dans une logique de matières, de programmes scolaires, mais sans possibilité de se projeter dans le monde réel. Leurs rêves se nécrosent car lorsqu’ils sont censés découvrir le monde, ils étudient les maths. Ils n’ont pas conscience qu’ils sont en formation, que ce n’est qu’un passage et non une finalité. » Dans une société de la méritocratie, la compétition scolaire ne fait plus émulation, mais devient un facteur de pression et de déprime explique en substance Francis Bailleau, chercheur et sociologue au CNRS. Il y a également une perte progressive de la confiance dans les diplômes, qui ne suffisent souvent plus. Leila explique : « Je ne pense pratiquement plus qu’en terme de contacts, c’est la seule manière d’y arriver. On y viendra tous tôt ou tard. » Si l’école n’est plus perçue comme un espace sécurisé, où les lycéens peuvent se projeter dans l’avenir et prendre des décisions quant à leur orientation, l’origine de ce flou est peut-être à chercher dans le fondement même de la société. Dans un article du site « Actu psy », Antoine Desroches explique : « La différence fondamentale entre notre société et celles qui l’ont précédée est le flou qui entoure l’entrée dans l’âge adulte. Les repères identitaires familiaux (“Tu seras boulanger/paysan/soldat… comme ton père !”) sont mis en difficulté par les problèmes actuels de chômage, d’acculturation des immigrés… De même les repères que pourrait donner la société sont de plus en plus rares. » L’adolescence est, c’est bien connu, l’âge de la recherche de soi, mais la perte de repères clairs complique encore ce passage à l’âge adulte. Selon le CNRS, entre 15 et 20 % des jeunes occidentaux sont aujourd’hui réellement en détresse, en plein brouillard identitaire, tous milieux sociaux confondus. Antoine Desroches poursuit : « On en arrive à une situation où les adolescents n’ont jamais été aussi présents dans la société (allongement des études, marketing spécifiques, culture et mode préfabriquées…) et paradoxalement aussi peu reconnus (absence de rites de fin d’enfance et/ou d’entrée dans l’âge adulte, dépendance des fonds parentaux, difficulté d’accéder au monde du travail…) ».
« Ce qui compte, c’est s’amuser tout le temps »
C’est dans ce contexte que les jeunes lycéens doivent soudain s’imaginer un futur et faire des choix d’orientation décisifs, souvent seuls. Leur capacité de projection est pourtant très limitée, ne serait-ce que par leur âge. Isabelle Chaumeil-Gueguen, présidente de l’association Suicide écoute, compose dans des conditions extrêmes avec cette difficulté intrinsèque à l’adolescence : « Ils ont énormément de mal à imaginer une solution future à leurs problèmes. C’est le moment présent qui compte, ils sont incapables de mettre en perspective, de relativiser. » Il existe donc une raison quasiment physiologique au manque de projection des lycéens aujourd’hui. Selon une étude TNS/Sofres de 2003, 56 % des 15-25 ans déclarent ne pas avoir d’idéal dans la vie, notamment les moins de 20 ans (60 %) et les jeunes issus de milieux aisés (49 %). Théo reste lucide : « Je crois que nous sommes capables de rêver encore. Mais entre deux changements d’avis, il y a de longues périodes sans projets. Nos projections ne sont, il est vrai, que provisoires. Et peu naturelles. » « Aujourd’hui, ce qui compte, c’est s’amuser tout le temps, consommer l’instant présent. Ma fille rêve de vivre à New York, des beaux appartements comme dans les séries américaines. Mais elle ne s’en donne pas les moyens. Elle ne se rend pas compte », affirme Catherine Siffermann, présidente de l’association des parents d’élèves du Gymnase, lycée privé strasbourgeois. Michel Jermann, le proviseur de ce même établissement, partage en partie ce constat : « A les entendre, il n’existe que médecine, droit et sciences politiques. C’est amusant, car jadis, c’était médecine, instituteur ou prêtre. Il y a des qualités intrinsèques de ces professions qui se recoupent. Mais la plupart sont incapables de se projeter dans dix ans, ni même dans cinq. Ils ne s’intéressent pas à l’univers des professions qu’ils citent. » Pourtant, les lycéens insouciants, qui ne vivent que dans « l’instant présent » ne sont qu’une minorité. Selon une analyse publiée par La Poste-Phosphore-La Croix en octobre 2009, l’indice de confiance des jeunes permet de distinguer trois grands groupes parmi les 15-25 ans : 66 % d’ « adaptatifs » qui pensent possible d’envisager l’avenir positivement, 19 % de « défaitistes », qui se sentent démunis face à a dureté de la vie et 13 % d’ « insouciants », qui pensent que le monde va bien. Une grande majorité des lycéens ne seraient donc pas dans un rapport défavorable à leur avenir. C’est l’avis de Michel Jermann : « Ce n’est pas sur les nouveaux réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter que la peur est alimentée ! Au contraire, ils y partagent plus des goûts ou des passions. » Loïc Chantoiseau, professeur d’économie au lycée international des Pontonniers, voisin du Gymnase, en arrive au même constat : « Tout est fait dans ce lycée pour construire un rapport favorable à l’avenir des jeunes. Plus de la moitié des Terminales ont déjà une idée plus ou moins précise de ce qu’ils veulent faire après le bac. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des élèves de ce lycée ont un bon niveau. Tout est possible pour eux. Leur angoisse se situe davantage dans le choix de la filière que dans l’absence d’horizon. »
Manque de perspective à l’adolescence : danger
Le gagnant du « blinge-drinking », nouveau jeu à la mode chez les adolescents, est le premier qui tombe dans un coma éthylique. Difficile à croire, pourtant, ces conduites déviantes sont de plus en plus nombreuses chez des lycéens en mal de projets. Alors, ils comblent cette lacune : l’objectif à atteindre des « pro-anas » par exemple, est la maigreur extrême. Ces jeunes anorexiques, en majorité des filles, considèrent leur maladie comme un mode de vie dont elles sont fières. Elles créent des blogs où circulent entre autres des photos de mannequins « thinspirées », c’est-à-dire retouchées de manière à faire saillir leurs os, ou encore se dotent de commandements, tels que « Etre mince est plus important que d’être en bonne santé, tu ne peux jamais être trop mince… ». Un autre exemple de ces conduites à risques a été récemment la mode éphémère des « flu-party », ces fêtes dont le but affiché est de propager le virus de la grippe A, et le but officieux, d’être le premier lycéen à faire fermer son établissement.
La télé, média anxiogène pour les jeunes
Restent ces 19 % de jeunes sérieusement angoissés par l’avenir. Ce chiffre peut d’ailleurs être réévalué à la hausse, car la plupart des lycéens changent de discours lorsqu’on les pousse dans leurs retranchements avec des questions orientées. Le souvenir des manifestations anti-CPE du printemps 2006 a dressé le portrait d’une jeunesse pessimiste quant à sa future insertion dans la vie active. Leila, lycéenne syndiquée à la FIDL, a une idée très précise des difficultés qu’elle rencontrera dans un avenir proche : « Avec la retraite retardée, la délocalisation des entreprises, évidemment, on est nombreux dans les rangs à chercher du travail. Il va falloir que je m’accroche. » En effet, selon une enquête récente de l’INSEE, en presque 40 ans, la situation des nouveaux entrants sur le marché du travail s’est nettement détériorée. La génération 68 a connu un taux de chômage très faible, de l’ordre de 6 %. En 2002, il était de 29 %. Francis Bailleau, sociologue et chercheur au CNRS, constate : « La peur des jeunes touche tous les milieux et est distillée par les médias, surtout télévisuels. Dans les années 70, la jeunesse était valorisée, maintenant, elle fait peur. L’individualisme et l’immédiateté sont rois. » Les parents sont pourtant nombreux à penser que les problèmes de société, tels que la crise, n’intéressent absolument pas les jeunes. Comment, dans ces conditions, expliquer des discours comme celui de Théo : « J’ai un ami qui a cherché le métier le plus lucratif et dont les études sont les plus courtes. Il a trouvé huissier. Depuis, c’est son objectif. Je ne suis même pas sur qu’il sache ce que c’est. » ? « Il y a deux choses primordiales pour moi : le travail et la famille. Mais surtout le travail. De toutes façons, si je n’ai pas d’argent, je ne peux pas m’occuper d’une famille. Mon mari pensera comme moi et j’aurai un seul enfant, maximum deux. » Avec cette lucidité et ce pragmatisme, Kelly est encore une fois très proche de l’avis général des lycéens. Où sont passés les rêves d’enfants de nos adolescents ? Le processus d’abandon est simple : ils sont soudain perçus comme irréalisables, perdent donc leur intérêt, et sont laissés au profit d’un projet plus accessibles. Anne Comte, professeur de français à Compiègne, en collège puis en lycée, a pu observer ce phénomène : « J’ai fait faire à toutes mes classes une rédaction sur le thème de “Qui êtes-vous ?” Mes 6ème laissaient parler leurs envies sans être encore influencés par les projections sociales : par exemple, Amélie, une élève brillante, veut être esthéticienne. Si ces résultats restent les mêmes, on la poussera surement à changer d’orientation. En 4ème, ils commencent à se poser des questions. Certains sont déjà très lucides, voire cyniques, et ont une analyse élaborée d’eux-mêmes et de la réalité, qui débouche parfois sur une basse opinion d’eux-mêmes. Enfin, les 2ndes arrivent désabusés. Cindy m’écrivait “Mon rêve est d’aller aux Etats-Unis et de décrocher des rôles au cinéma, mais ce n’est qu’un rêve. Dans ce monde-là, j’aimerais être infirmière”. » Théo constate que ce désengagement progressif est contagieux : « A la moindre difficulté, des projets entiers tombe à l’eau. On se démotive tout de suite. Alors, moi aussi, j’en viens à avoir des doutes. Je voudrais être journaliste, mais il y a le problème de l’argent, de la sélection drastique des écoles, de mes propres capacités. » Face à ce constat, Michel Jermann a inventé une méthode d’orientation : « J’insiste pour connaître les rêves qu’ils avaient, enfants, l’imaginaire dans lequel ils ont grandi. Je leur propose alors de lister les qualités et les valeurs liées à ce rêve. Enfin, je réfléchis avec eux aux diverses professions qui impliquent ces mêmes qualités. On découvre beaucoup en travaillant sur la force psychique des rêves d’enfants. »
Quand les parents empêchent la projection des enfants
L’entourage familial des adolescents joue enfin un rôle prépondérant dans leur capacité à se projeter. Mais les schémas familiaux mutent avec la société, les parents sont moins présents, et cette perte de repère est ici encore pourvoyeuse d’anxiété pour les lycéens. Ce qui est moins connu est le corollaire de cette attitude. De plus en plus, les parents exercent une pression sur leurs enfants, qui a pour résultat de leur couper toutes possibilités de projection. Isabelle Chaumeil-Gueguen raconte : « Souvent, l’adolescent subit la projection, le désir de ses parents sur lui. Je me souviens d’un jeune au parcours brillant, à qui les concours et classes préparatoires aux grandes écoles s’ouvraient. Il a soudain pris conscience qu’il ne s’était jamais posé la question de ce qu’il voulait faire. Il ne savait plus comment arrêter la machine. Paradoxalement, il envisageait le suicide pour ne pas décevoir ses parents en leur disant qu’il souhaitait se réorienter. » Catherine Siffermann, consciente de ce problème, déplore : « On ne construit pas un enfant en ne s’intéressant qu’à ces résultats. »
Le modèle danois, aux antipodes de l’exemple français
« C’est fascinant !, observe Cecile Van de Velde, auteur d’une thèse Devenir adulte, sociologie comparée de la jeunesse en Europe, publiée cette année chez PUF. Français et Danois se situent aux deux extrêmes d’un panel européen. Aux Français anxieux, pressés par le temps, cernés par le chômage, convaincus que leur destin se joue avant 25 ans et qu’un échec ou une erreur d’orientation se paient durant toute la vie, s’opposent les Danois confiants, financièrement autonomes grâce à des bourses, prêts et petits boulots, encouragés à l’exploration et à la mobilité, avec un horizon ascendant et un marché de l’emploi avide de leur apport. » Ainsi, au Danemark, les jeunes sont poussés à voyager afin de prendre leur envol. Presque tous partent quelques années avant d’entamer leurs études. Cette démarche d’autonomie est amorcée tôt, par le recours à de petits boulots rémunérés et la perception d’une aide financière étatique dès l’âge de 18 ans, pendant quatre ans. De plus, les études sont gratuites, les prêts avantageux, et le droit à l’erreur reconnu de tous. Même chez les employeurs, le discours prépondérant tend vers une jeunesse reine. Si le séjour à l’étranger est également souvent perçu comme une solution par les lycéens français, car il permet de s’évader, réfléchir, prendre son temps, tout en se constituant une expérience, partir reste dans l’Hexagone un vrai parcours du combattant.